Titre: Livre Blanc sur la Défense, 1994 - Chapitre premier

CHAPITRE PREMIER: SCÈNE INTERNATIONALE
La guerre froide est derrière nous. Le pacte de Varsovie a disparu, et l'Union soviétique n'existe plus. En quelques années à peine, il s'est produit un réalignement fondamental de l'équilibre mondial, lequel a permis des progrès considérables en matière de contrôle des armements, de règlement des conflits et de démocratisation. Nous avons toutefois aussi vu éclater de violents conflits locaux, proliférer les armes et les organismes de sécurité collective souvent multiplier en vain leurs efforts pour relever les défis de cette ère nouvelle. Si l'on évolue vers un monde plus sûr, principalement caractérisé par la quasi-disparition de la menace de guerre mondiale, un mouvement inverse s'alimente de la persistance des conflits intra-étatiques et interétatiques. Il est impossible de prédire sur quoi débouchera la période de transition actuelle. Il est clair, cependant, qu'il faut s'attendre que des poches de chaos et d'instabilité, ici et là, fassent peser un péril sur la paix et la sécurité internationales. Bref, le Canada fait face à un monde fragmenté et plein d'imprévu, où la guerre, la répression et le chaos côtoient la paix, la démocratie et une prospérité relative.
Tout au long de son histoire, le Canada a largement contribué à la défense de la liberté et de la démocratie dans le cadre de ses alliances. Il reste de son intérêt de faire sa part pour assurer la sécurité mondiale, d'autant plus que son avenir économique repose sur sa capacité de commercer librement avec d'autres pays.
PROGRÈS RÉCENTS
Relations internationales.
La désintégration de l'Union soviétique a considérablement réduit la menace d'anéantissement par les armes nucléaires qui pesait sur le Canada et ses alliés depuis plus de quarante ans. La dissolution du pacte de Varsovie et l'unification de l'Allemagne ont mis un terme à la division de l'Europe en blocs hostiles. La Conférence sur la sécurité et la coopération en Europe (CSCE), forte de ses nombreux États membres et de son approche globale de la sécurité, s'est muée en un important mécanisme de défense des principes figurant dans la Charte de Paris de novembre 1990 - droits de la personne, liberté économique et règlement pacifique des conflits. Un nouveau cadre de sécurité transatlantique et paneurasien émerge peu à peu de la CSCE et de deux créations de l'OTAN, le Conseil de coopération nord-atlantique et le Partenariat pour la paix. Hormis quelques exceptions notables, la démocratie prend racine en Amérique centrale et en Amérique du Sud, ainsi qu'en certains endroits d'Asie, du Moyen-Orient et d'Afrique.
Contrôle des armements.
Des progrès considérables ont été accomplis en matière d'élimination, de réduction et de contrôle de diverses catégories d'armes. Le Traité sur les forces conventionnelles en Europe et les accords connexes stipulent des réductions stables, prévisibles et vérifiables du matériel de guerre et du personnel militaire sur le vieux continent. Le Traité Ciels ouverts, le registre des armes des Nations unies et les mesures de confiance mises en place par la CSCE ont accentué la tendance à l'ouverture et à la transparence dans le domaine militaire. Les Traités sur la réduction des armements stratégiques (START I et II) et les mesures prises par l'Ukraine, le Kazakhstan et le Bélarus en vue de leur désarmement nucléaire et de la non-prolifération des armes de ce type font espérer une profonde réduction des arsenaux nucléaires stratégiques. De même, la Convention sur les armes chimiques, que 158 pays ont signée depuis janvier 1993, et que 16 d'entre eux ont ratifiée, prévoit la destruction de ces arsenaux. Il reste cependant beaucoup à faire pour atteindre cet objectif.
D'autres initiatives multilatérales ont été lancées pour juguler la production et la prolifération des armes de destruction massive et de leurs vecteurs. On notera parmi celles-ci:
- les efforts visant à prolonger indéfiniment, en 1995, le Traité sur la non-prolifération des armes nucléaires et à conclure un Traité d'interdiction complète des essais;
- l'affermissement des garanties de l'Agence internationale de l'énergie atomique;
- les travaux d'établissement d'un régime de vérification pour la Convention de 1972 sur les armes biologiques et à toxines;
- l'ouverture possible à condition que l'on s'accorde sur un mandat de négociations sur un accord de renonciation aux matières fissiles; et
- l'expansion et le renforcement du Régime de contrôle de la technologie relative aux missiles.
Ces initiatives de contrôle des armements constituent un programme ambitieux qui donnera matière àdes négociations soutenues et complexes au cours des années à venir.
Règlement des conflits régionaux.
Malgré la fréquence des accès de violence de par le monde, des progrès ont été réalisés dans le règlement de plusieurs contentieux régionaux de longue date. Le processus de réconciliation au Salvador a abouti à la tenue d'élections générales en 1994, reflétant ainsi la tendance à la démocratisation et le retour à l'autorité de la loi dans une bonne partie de l'Amérique latine. Cette année, des élections générales ont eu lieu en Afrique du Sud, marquant la fin de l'apartheid et de la domination de la minorité blanche. En outre, des progrès ont été accomplis dans le processus de paix au Moyen-Orient, avec l'accès à l'autonomie des Palestiniens de Gaza et de Jéricho, le traité de paix israélo-jordanien et les signes avant-coureurs d'un accord de paix possible entre Israël et la Syrie.
SUJETS DE PRÉOCCUPATIONS
Phénomènes généraux
Chaque année, 90 millions d'humains s'ajoutent à la population mondiale. Celle-ci atteindra bientôt 6 milliards d'habitants. Les projections varient, mais la plupart des observateurs s'accordent àpenser qu'il existera entre 8 et 12 milliards d'habitants dans le monde en l'an 2050. Pour que les générations futures puissent bénéficier des mêmes chances que la présente, il faudra multiplier plusieurs fois la production agricole et énergétique. Les ressources politiques et financières mondiales seront l'objet d'énormes pressions, et l'environnement et les ressources naturelles mis àrude épreuve.
Les opérations de maintien de la paix et de secours humanitaires de l'ONU sont d'une importance cruciale lorsqu'il s'agit de faire face aux conséquences immédiates des pressions démographiques et de la raréfaction des ressources à l'échelle mondiale, que ces conséquences soient directes ou indirectes. C'est pourquoi il est de plus en plus souvent fait appel aux forces armées pour assurer la protection des réfugiés, la livraison de denrées alimentaires et de fournitures médicales, ainsi que la prestation de services essentiels dans les pays où la société civile s'est effondrée.
Parallèlement, la complexité des missions de maintien de la paix dans les années quatre-vingt-dix, leurs coûts croissants et les risques qu'elles entraînent, les difficultés financières auxquelles se trouvent confrontées les Nations unies, et la diminution des budgets de défense dans la plupart des pays industrialisés signifient que la communauté internationale ne peut songer à intervenir chaque fois que la situation atteint le point de rupture. De toute évidence, il est d'ores et déjà très difficile, àl'échelle mondiale, d'affronter les séquelles de la surpopulation, de la dégradation de l'environnement et de l'épuisement des ressources. Tout porte à penser que ce ne sera guère plus facile à l'avenir.
Réfugiés.
La dernière décennie a été témoin d'un accroissement exponentiel du nombre de réfugiés. Selon l'ONU, quelque 20 millions de personnes dans le monde ont dû fuir leur patrie du fait de la guerre, de la famine, des privations et de querelles qui souvent ont pris d'effroyables proportions entre ethnies, clans, tribus et entre gens de religions différentes. Il existe aussi un nombre égal de personnes déplacées à l'intérieur de leur propre pays. Une fois déracinées, ces populations risquent de provoquer d'autres troubles dans les régions d'accueil. En effet, les gouvernements hôtes voient souvent en elles des facteurs d'agitation, voire des éléments subversifs, surtout si leur présence vient troubler un équilibre démographique jugé favorable par ceux au milieu desquels elles s'installent. L'arrivée massive de personnes déplacées représente un lourd fardeau pour les infrastructures, les ressources et l'environnement, et engendre le ressentiment des populations locales.
États-faillite.
L'effondrement de l'autorité publique dans certains États représente une autre source d'instabilité. C'est une situation que caractérisent le chaos, la violence et l'incapacité des dirigeants politiques à assurer ne serait-ce que les services essentiels à la population. Depuis quelques années, ce phénomène ne se limite pas à une seule et unique région du monde, ni même à des pays où le niveau de vie est particulièrement bas. Des cas aussi divers que ceux de la Somalie, de l'ex-Yougoslavie, du Rwanda et de l'Afghanistan illustrent bien l'ampleur du problème. La communauté internationale continue de déployer des efforts considérables pour y remédier, mais il n'est pas facile de venir à bout des obstacles engendrés par les pénuries et la guerre.
Recrudescence de haines anciennes
Les guerres civiles qui ont éclaté dans les Balkans et dans certaines régions de l'ex-Union soviétique après la chute du communisme, alimentées qu'elles sont par l'extrémisme ethnique, religieux et politique, comptent parmi les facteurs de risque les plus immédiats pour la sécurité mondiale. Ces dernières années, des groupes rivaux se sont affrontés dans plusieurs de ces États. Ailleurs, notamment en Afrique et en Asie, la puissance des groupes fondamentalistes augmente sensiblement, tandis que se poursuivent les guerres civiles et que se multiplient les manifestations de violence.
Ni les initiatives diplomatiques ni les interventions régionales ou multilatérales n'ont eu beaucoup d'effet sur bon nombre de ces conflits. Faire respecter le cessez-le-feu en pleine guerre civile est une tâche d'autant plus difficile qu'il n'existe pas de véritable front, que l'indiscipline règne chez les belligérants, que les populations civiles sont sujettes à d'atroces privations et aux exactions et, surtout, que les combattants n'ont aucun scrupule à violer les trêves.
La violence dans l'ex-Yougoslavie souligne de manière frappante le danger des tentatives de certains groupes nationaux de modifier le tracé des frontières afin de créer des États ethniquement homogènes. La guerre civile en Bosnie est peut-être le présage d'autres conflits semblables sur le continent eurasien. En bien des endroits, en effet, les minorités vivent mêlées les unes aux autres, sans ligne de démarcation entre elles. Des revendications territoriales concurrentes ne pourraient qu'y accroître les tensions et provoquer des hostilités. L'odieuse pratique de la «purification ethnique», horrible euphémisme, ne couvre rien d'autre que des expulsions et des massacres visant àépurer une région au plan ethnique ou religieux. Les frontières nouvelles qu'elle vise à instaurer sont des plus instables, car les déracinés n'ont souvent pour toute préoccupation que de reconquérir leur territoire, généralement par la violence.
Si terribles que soient les conséquences pour les populations victimes de guerres civiles, l'actuelle absence de rivalité entre les grandes puissances porte à croire que ces conflits sont moins susceptibles de s'étendre. Le Canada ne peut néanmoins éviter d'en subir les conséquences, qu'il s'agisse de l'afflux de réfugiés, d'entraves au commerce ou d'atteintes à d'importants principes, tels que la primauté du droit, le respect des droits de la personne et le règlement pacifique des conflits. Même si les intérêts du Canada ne sont pas directement mis en cause, les valeurs de la société canadienne étant ce qu'elles sont, les Canadiens attendent de leur gouvernement qu'il réagisse à la violence et la souffrance, voire aux génocides, dont ils sont instantanément témoins dans plusieurs régions du monde grâce aux techniques de communications modernes. Le Canada a donc fortement intérêt à ce que la paix et la stabilité règnent à l'échelle du globe.
Prolifération
Aux grandes questions qui se posent dans les années 1990 en matière de sécurité, est venu s'ajouter récemment le problème de la prolifération des technologies d'armement perfectionnées dans des zones de conflit possible. Qu'il s'agisse d'armements sophistiqués achetés à l'étranger ou produits localement, leur introduction dans des régions où la situation est explosive nuit à la stabilité, présente une menace pour les États voisins, voue à l'échec les initiatives de contrôle des armements et complique les plans et les opérations militaires. Le Canada et ses alliés de la coalition onusienne en ont fait l'expérience pendant la guerre du Golfe.
Il faudra près d'une décennie pour mettre intégralement en oeuvre les Traités sur la réduction des armements stratégiques. La dénucléarisation se révèle être un processus astreignant, qui exige l'entreposage et le démantèlement des ogives, l'enlèvement, le stockage ou l'élimination des substances dangereuses, ainsi que la destruction des silos. Par ailleurs, bien que le Bélarus, le Kazakhstan et l'Ukraine s'emploient tous à mettre en oeuvre leurs accords régissant le renvoi des armes nucléaires en Russie, le regroupement de celles-ci est loin d'être terminé. Pendant près d'un demi-siècle, la Russie a su contrôler ses stocks nucléaires, mais l'abondance même de ces derniers (quelque 25 000 charges nucléaires de toutes sortes dispersées en plus de 100 points) multiplie les risques de vol ou de disparitions inexpliquées. Il n'est que plus indispensable que l'entreposage de ces armements et des matières fissiles que produit leur démantèlement, soit assujetti aux mesures de protection et de contrôle les plus strictes.
Le commerce des armes continue de bien se porter, même si le marché mondial a rétréci. Il existe, à l'échelle internationale, une importante surcapacité de production dans le domaine militaire, malgré les mesures visant à convertir les industries de défense. Certains États n'ont pas instauré les mécanismes législatifs ou administratifs nécessaires au contrôle des exportations d'armes. De surcroît, pour beaucoup, les ventes d'armes constituent l'une des rares sources fiables de devises fortes. Et souvent, l'incitation à vendre l'emporte sur les scrupules concernant la stabilité régionale ou internationale. Cette situation a pour conséquence, entre autres, de favoriser grandement le commerce des armes légères, notamment des armes automatiques individuelles, des grenades et des mines. Il s'ensuit que dans 62 pays, hommes, femmes et enfants vivent quotidiennement dans la crainte d'être tués ou mutilés par quelque 85 millions de mines enfouies au hasard. D'autre part, il se peut que des scientifiques et des techniciens sans emploi ou sous-employés, qui travaillaient auparavant à la production de systèmes perfectionnés, émigrent vers des pays qui possèdent des programmes clandestins de fabrication d'armes. Déjà, des organisations criminelles s'intéressent au commerce fort lucratif des armes sophistiquées et des matières sensibles.
Le transfert d'armes de destruction massive et de technologies liées aux missiles balistiques àdes régimes «parias» est particulièrement inquiétant. Ces transactions s'effectuent, bien que plus difficilement et plus lentement, en dépit des mesures de contrôle des exportations visant les matières et le matériel, mises en place par des pays comme le Canada. Ainsi, la communauté internationale n'a guère d'autre moyen que de les condamner ou de les sanctionner après coup. De même, du fait de l'abondance croissante des technologies à double usage, civil et militaire, ainsi que de la mondialisation de la production et de la commercialisation des systèmes d'armes, il est de plus en plus difficile de prévenir ou de contrôler la prolifération. Par ailleurs, ces phénomènes rendent fort probablement irréversibles les transferts de ressources, de compétences ou de technologie.
Difficultés d'élaboration des politiques
Un climat de grande incertitude règne également dans les États industrialisés. Il s'ensuit qu'ils éprouvent beaucoup de difficulté à relever les défis que pose la sécurité à l'échelle mondiale. Les économies de nombreux pays occidentaux se caractérisent encore par un chômage relativement élevé, des devises instables et de lourdes dettes nationales. Ainsi, la tendance à la mondialisation, qu'illustre l'issue des négociations de l'Uruguay Round du GATT (Accord général sur les tarifs et le commerce), contraste avec la croissance des préoccupations d'ordre interne. Leurs ressources étant plus limitées, les États n'ont guère les moyens de répondre aux exigences de la société postindustrielle, qu'il s'agisse de remise en état d'infrastructures décrépites, de protection de l'environnement ou de développement durable, des besoins d'une population vieillissante, de formation professionnelle ou de réforme des programmes sociaux - à plus forte raison des priorités militaires de diverses régions éloignées. De fait, c'est autant en réponse aux profonds changements qui se sont produits sur la scène mondiale qu'à la nécessité de comprimer l'ensemble des dépenses gouvernementales que le Canada et la plupart des autres membres de l'OTAN ont réduit leurs budgets militaires.
Même dans les circonstances les plus favorables, il est difficile de prédire les tendances internationales. Étant donné le caractère incertain de la situation mondiale actuelle, il est impossible de prévoir avec quelque certitude que ce soit la façon dont elle évoluera dans les années à venir. La menace d'une guerre à l'échelle du globe s'est incontestablement beaucoup estompée et les dangers immédiats paraissent moins grands aujourd'hui, pour le Canada tout au moins. Pourtant le monde dans lequel nous vivons n'est ni plus paisible ni plus stable. Certes, on aurait tort de mettre l'accent uniquement sur les cas extrêmes de désordre dans certaines régions, et d'occulter les réels progrès qui s'accomplissent ailleurs. Il semble toutefois prudent, compte tenu des derniers événements, de s'attendre que le monde se caractérise à long terme par l'instabilité. La politique de défense du Canada se doit de refléter cette situation telle qu'elle est et non telle que nous voudrions qu'elle soit. Dans ces conditions, il convient pour le Canada de se doter d'une politique de défense souple, réaliste et adaptée à ses moyens, qui permette d'avoir recours à la force militaire lorsque les Canadiens le jugent nécessaire pour faire respecter leurs valeurs essentielles et leurs intérêts fondamentaux en matière de sécurité, dans notre pays comme à l'étranger.